Responsabilité civile et pénale de l’employeur du fait d’un accident du travail mortel résultant de l’absence de port d’un harnais de sécurité

Par Julie De Oliveira et Charlotte Blanc Laussel

Cass. crim., 5 novembre 2024, n°23-86.418

 

Par un arrêt rendu le 5 novembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation a détaillé les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale d’un entrepreneur du chef d’homicide involontaire pouvait être engagée lors de la réalisation de travaux en hauteur par ses ouvriers, puis a développé les modalités selon lesquelles sa responsabilité civile pouvait être recherchée par les ayants-droit de la victime d’un accident du travail mortel.

 

Dans cette affaire, un salarié était décédé à la suite d’une chute lors de travaux d’entretien d’un toit de chaume d’une maison d’habitation, alors qu’il travaillait en utilisant une échelle arrimée et sécurisée, sans toutefois être porteur d’un harnais de sécurité.

 

Le dirigeant de la société a été poursuivi devant le juge pénal pour homicide involontaire (article 221-6 du code pénal), par la violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, ainsi que du chef de mise à disposition pour des travaux temporaires en hauteur d’équipements de travail ne préservant pas la sécurité du salarié (article R. 4323-63 du code du travail).

 

Si, en première instance, le dirigeant avait été entièrement relaxé des deux chefs d’infractions, en cause d’appel, il a en revanche seulement été relaxé du chef d’homicide involontaire et a été condamné au titre de la mise à disposition pour des travaux temporaires en hauteur d’équipements de travail ne préservant pas la sécurité du salarié.

 

La chambre correctionnelle de la cour d’appel de Rouen a également, par arrêt en date du 20 mars 2023, déclaré irrecevables les constitutions de partie civile des ayants droit, respectivement père, mère, sœurs et nièce de la victime et les a déboutés de leurs demandes.

 

Saisie de deux pourvois joints en raison de leur connexité, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a cassé et annulé les dispositions de l’arrêt attaqué relatives à la faute pénale de l’employeur du chef d’homicide involontaire et l’irrecevabilité des constitutions de partie civile et ses conséquences puis renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Caen.

 

Par l’arrêt commenté du 5 novembre 2024, la Cour s’est ainsi prononcée sur la responsabilité pénale d’un entrepreneur, en présence d’une chute mortelle de l’un de ses ouvriers, après avoir rappelé que l’employeur ne pouvait être relaxé du chef d’homicide involontaire au cas d’espèce, en l’absence d’échafaudage conforme apte à prévenir le risque de chute de hauteur (I.).

 

En outre, la Haute juridiction judiciaire est venue préciser que si aucune action en réparation du préjudice causé par un accident du travail ne peut être exercée, conformément au droit commun, par la victime contre l’employeur, la juridiction répressive doit cependant, si les conditions en sont réunies, déclarer recevable la constitution de partie civile de celle-ci ou de ses ayants droit (II.).

 

I. RESPONSABILITE PENALE DE L’EMPLOYEUR EN L’ABSENCE D’ECHAFAUDAGE CONFORME APTE A PREVENIR LE RISQUE DE CHUTE DE HAUTEUR

 

En l’espèce, la chambre criminelle vient sanctionner la position de la Cour d’appel pour contrariété de motifs en jugeant que c’est à tort qu’elle a relaxé le prévenu du chef d’homicide involontaire tout en retenant concomitamment la culpabilité de l’employeur, du chef de mise à disposition pour des travaux temporaires en hauteur d’équipements de travail ne préservant pas la sécurité du salarié, alors même qu’elle avait jugé, dans le même temps, que l’absence sur le chantier où la victime était employée d’un échafaudage conforme, apte à prévenir le risque de chute de hauteur, était en lien direct avec la chute mortelle au sol de celui-ci (A.).

 

L’arrêt commenté du 5 novembre 2024 est également l’occasion pour la Cour de cassation de revenir sur la nature et l’étendue de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur en matière de travaux temporaires en hauteur (B.).

 

A. Appréciation casuistique du lien de causalité entre le manquement de l’employeur et le dommage

 

En vertu de l’article 121-3 du code pénal, en cas de délit non-intentionnel, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.

 

La chambre criminelle de la Cour de cassation exerce son contrôle sur la qualification du lien de causalité par les juges du fond.

 

En l’espèce, la Cour sanctionne le raisonnement des juges du fond qui ont paradoxalement jugé que l’infraction de mise à disposition pour des travaux temporaires en hauteur d’équipements de travail ne préservant pas la sécurité du salarié était caractérisée au motif que l’absence sur le chantier d’un échafaudage conforme, apte à prévenir le risque de chute de hauteur, était en lien direct avec la chute au sol de celui-ci tout en relaxant le prévenu du chef d’homicide involontaire alors même qu’en choisissant délibérément de ne pas recourir, pour l’exécution des travaux en cause, à un équipement de protection collective, l’employeur avait nécessairement commis un manquement qui a pu se trouver directement à l’origine du décès de la victime.

 

A noter qu’avant l’arrêt du 5 novembre 2024, la Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de juger que la responsabilité pénale du dirigeant d’une société pouvait être engagée à raison de l’utilisation d’une échelle avec équipement de protection individuelle comprenant un harnais de sécurité et une ligne de vie, alors qu’une installation collective de type nacelle était possible au regard de la configuration des lieux et que la tâche à accomplir, qui imposait momentanément une suspension dans le vide, présentait des risques de chute pouvant être mortels[1].

 

La Cour de cassation avait alors considéré que, même si à tort la Cour d’appel avait énoncé que la faute commise par le dirigeant de la société employant la victime était la cause directe de son décès, pour autant, en choisissant de ne pas recourir à un dispositif de protection collective, l’employeur avait commis une faute caractérisée ayant causé indirectement le dommage de nature à engager sa responsabilité pénale[2].

 

B. Rappel de l’articulation entre mise en œuvre des équipements de protection collective et des équipements de protection individuelle lors de la réalisation de travaux en hauteur

 

En vertu des dispositions de l’article R. 4323-63 du code du travail, ce n’est que lorsqu’il y a impossibilité technique de mettre en œuvre des protections collectives (ex : lieu inaccessible et non dégagé), que le recours à des équipements de protection individuelle, contre les chutes de hauteur, peut être envisagé.

 

En effet, l’interprétation des textes répressifs est de droit strict, de sorte que le principe fondamental en matière de travail en hauteur est la prévalence des équipements permettant une protection collective sur ceux assurant une protection individuelle.

 

Pour rappel, les systèmes de protection individuelle sont utilisés pour arrêter la chute ou pour interdire l’accès à une zone où la chute est possible. Il en existe trois types : les systèmes d’arrêt de chute, les systèmes de retenue et les systèmes de maintien au poste de travail.

 

Au rang des systèmes d’arrêt antichute, on retrouve les harnais de sécurité qui sont des dispositifs de préhension du corps, constitués de sangles, boucles et autres éléments disposés de telle manière à maintenir le porteur durant la chute et de répartir au mieux les efforts engendrés par l’arrêt de la chute. Les harnais de sécurité doivent être conformes à la norme NF EN 361 qui fixe les exigences, les méthodes d’essai, le marquage, la notice d’information du fabricant et l’emballage des harnais.

 

Or, en l’espèce, la Haute juridiction a estimé que la circonstance que le salarié s’était effectivement vu remettre un harnais de sécurité, et qu’il ressortait des éléments de la procédure pénale que l’employeur avait, à de maintes reprises, rappelé à son personnel la nécessité et l’importance du port de cet équipement de protection individuelle, était indifférente au litige puisque l’absence sur le chantier d’un échafaudage conforme, apte à prévenir le risque de chute de hauteur, était en lien direct avec la chute mortelle du salarié victime.

 

 

II. RESPONSABILITE CIVILE DE L’EMPLOYEUR COUPABLE D’UNE INFRACTION NON INTENTIONNELLE SURVENUE A L’OCCASION D’UN ACCIDENT DU TRAVAIL

 

Par l’arrêt du 5 novembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation rappelle que la juridiction répressive ne peut que déclarer recevable la constitution de partie civile des ayants-droit d’une victime d’un accident du travail mortel (A.). En revanche, les ayants-droit tels que visés dans le code de la sécurité sociale ne peuvent poursuivre la responsabilité civile de l’employeur coupable d’une infraction non intentionnelle et obtenir réparation à ce titre devant le juge pénal (B.).

 

A. La délicate articulation entre recevabilité de la constitution de partie civile d’un ayant-droit et indemnisation de ses préjudices devant la juridiction compétente

 

En vertu du 1er alinéa de l’article 2 du code de procédure pénale, l’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction.

 

Les textes imposent ainsi, pour qu’une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d’instruction, que les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent au juge d’admettre l’existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

 

Il est ainsi constant, de longue date, que toute personne victime d’un dommage, quelle qu’en soit la nature, a le droit d’en obtenir réparation de celui qui l’a causé par sa faute[3].

 

Toutefois, la Cour de cassation a d’ores et déjà eu l’occasion de rappeler que l’articulation entre la constitution de partie civile et l’action civile en réparation des préjudices ne peut que conduire la juridiction répressive, qui n’a pas compétence pour se prononcer sur la responsabilité civile de l’employeur de la victime d’un accident du travail mortel en vertu des dispositions de l’article L.451-1 du code de la sécurité sociale, à déclarer recevable la constitution de partie civile des ayants droit de la victime.

 

Ainsi, en excluant l’engagement de la responsabilité civile des coupables d’infractions non intentionnelles survenues à l’occasion d’un accident du travail, l’article L.451-1 du code de la sécurité sociale ne permet pas la réparation du préjudice des ayants droit des victimes devant le juge pénal.

 

Dès lors, la déclaration de culpabilité n’implique pas de facto le prononcé de la responsabilité civile de l’auteur de l’infraction. Les victimes, parties civiles, doivent alors identifier avec la plus grande précaution la juridiction ainsi que la personne à l’encontre de laquelle elles souhaitent exercer l’action civile afin d’obtenir la réparation de leurs préjudices[4].

 

B. Une indemnisation par la juridiction répressive possible en l’absence de qualité d’ayant droit au sens du droit de la sécurité sociale

 

Comme évoqué précédemment, en vertu de l’article L. 451-1 du code de la sécurité sociale, aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le livre IV du code de la sécurité sociale ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit.

 

Ainsi, en principe, seule une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ou d’un de ses préposés peut permettre à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ou à ses ayants droit d’obtenir une indemnisation complémentaire à celle versée par la sécurité sociale.

 

Dans son arrêt du 5 novembre 2024, la Cour de cassation rappelle que l’expression d’ayants droit au sens du Code de la sécurité sociale, ne concerne que les personnes qui, visées aux articles L. 434-7 à L. 434-14 du même code, peuvent recevoir des prestations en cas de décès accidentel de la victime.

 

Au rang de ces titulaires, on retrouve le conjoint, que ce soit l’époux, le partenaire de pacte civil de solidarité, ou le concubin à charge effective et permanente, ainsi que les descendants.

 

Dans ce contexte, la chambre criminelle précise que les proches de la victime, qui n’ont pas cette qualité, peuvent donc être indemnisés par la juridiction pénale selon les règles du droit commun. En effet, les personnes ne figurant pas parmi la liste des sujets de droit auxquels une pension est servie en application des articles L. 434-7 à L. 434-14 précités, sont admis à agir selon les règles de droit commun.

 

Ainsi, la Cour de cassation a déjà jugé que les collatéraux, soit les frères et sœurs, ne possédaient pas la qualité d’ayants droit au sens du droit de la sécurité sociale[5].

 

Dans un arrêt du 10 juin 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est également prononcée sur les droits à réparation des proches de la victime d’un accident du travail en distinguant expressément la situation du salarié qui était décédé des suites de ses blessures de celui gravement blessé ayant survécu.

 

C’est ainsi qu’elle avait partiellement cassé et annulé l’arrêt attaqué, en jugeant que si la cour d’appel pouvait indemniser, selon les règles du droit commun, les petits-enfants et les collatéraux du salarié décédé car ces derniers n’étaient pas des ayants droit au sens de l’article L.451-1 du code de la sécurité sociale, en revanche, la juridiction du fond ne pouvait procéder de même à l’égard de l’épouse du salarié décédé, de son enfant mineur ainsi que de ses enfants majeurs, sans avoir notamment recherché si ces derniers avaient atteint l’âge limite prévu par l’article L. 434-10 du code de la sécurité sociale[6] au-dessus duquel ils auraient perdu la qualité d’ayants droit[7].

 

En conséquence, en cas d’accident du travail mortel, une division des recours judiciaires devant différentes juridictions est possible en fonction de la qualité de chacun des proches de la victime décédée et de la nature des liens de parenté.

 

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[1] Cass. crim., 31 août 2011, n°10-88.093

[2] Cass. crim., 31 août 2011, n°10-88.093, précité.

[3] Cass. crim., 28 octobre 1992, n°91-85.925

[4] Maria Slimani, « Pas de réparation du préjudice devant le juge pénal lorsque la responsabilité civile du coupable ne peut être prononcée », Dalloz Actualité, 27 janvier 2023.

[5] Cass. crim., 24 août 1993, n° 92-86.718 ; Cass. soc. 18 mai 2000, n° 98-22.771

[6] Cet âge est fixé par l’article R. 434-15 du code de la sécurité sociale à 20 ans.

[7] Cass. crim., 10 juin 2008, n° 07-86.953.