AT/MP : Focus sur la production en justice d’un enregistrement audio réalisé à l’insu de l’employeur

Par Julie De Oliveira et Charlotte Blanc Laussel

Dans un arrêt rendu le 6 juin 2024[1], la Cour de cassation s’est interrogée sur la question de savoir si l’enregistrement de propos réalisé à l’insu de leur auteur constituait un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve, dans le cadre d’une instance portant simultanément sur la reconnaissance du caractère professionnel d’une agression physique et verbale et sur la faute inexcusable de l’employeur.

 

En l’espèce, un salarié avait déclaré avoir été victime d’un accident du travail consistant en une agression physique et verbale sur son lieu de travail, de la part du gérant de la société qui l’employait. Un certificat médical initial avait été établi le même jour, au titre de « contusions multiples des membres et du cou ». Un dépôt de plainte était également effectué le même jour, par le salarié, étant précisé que l’agent de police a expressément mentionné dans son procès-verbal que le plaignant présentait des « blessures visibles » en lui demandant s’il acceptait d’être pris en photo, ce que ce dernier a accepté.

 

L’employeur avait émis des réserves quant à l’existence même de cet accident du travail mais l’agression déclarée avait été prise en charge au titre de la législation professionnelle.

 

Après un recours infructueux devant la commission de recours amiable (CRA) de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) en contestation de la prise en charge de cet accident du travail, l’employeur avait alors saisi la juridiction de sécurité sociale d’une action en inopposabilité de la décision de la Caisse tandis que le salarié avait saisi la même juridiction en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. Les deux instances ont été jointes.

 

La juridiction de première instance a, d’une part, jugé que l’agression déclarée était due à la faute inexcusable de l’employeur, et d’autre part, que la décision de prise en charge de l’accident litigieux était opposable à l’employeur.

 

Pour ce faire, le tribunal a notamment retenu que si l’enregistrement soumis par le salarié était effectivement déloyal, celui-ci attestait cependant de la réalité d’une altercation durant laquelle le gérant avait tenu des propos injurieux et porté des coups à son salarié. En outre, le tribunal a relevé que rien ne permettait d’établir (i) que l’enregistrement ainsi produit était issu d’une falsification, de même qu’aucune attestation ou procès-verbal d’audition ne venait affirmer l’absence de reconnaissance des voix entendues dans l’enregistrement, (ii) ni que le salarié se serait lui-même infligé les blessures médicalement constatées dans un temps proche de la survenance de l’agression déclarée.

 

Sur l’appel formé par l’employeur, la cour d’appel de Paris a, par arrêt du 10 décembre 2021[2], confirmé le jugement attaqué en toutes ses dispositions.

 

Saisie d’un pourvoi formé par l’employeur qui alléguait la méconnaissance de l’article 6 (droit à un procès équitable) et subsidiairement de l’article 8 (respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ainsi que de l’article 9 du code de procédure civile, au motif que l’enregistrement de propos réalisé à l’insu de leur auteur constituait un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation le rejette considérant, au terme d’une argumentation didactique, que la production de l’enregistrement limité à la séquence des violences alléguées, était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci, jugeant que l’atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi, à savoir celui d’établir la réalité des violences subies par la victime et contestées par l’employeur.

 

Ce nouvel arrêt, ici commenté, s’inscrit plus largement dans la droite lignée de la décision de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023[3], aux termes duquel la Haute Juridiction a jugé que « dans un procès civil, le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale, porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi », ainsi que de la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 17 janvier 2024 qui précise que « Dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats »[4].

 

L’arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 6 juin 2024, portant sur la recevabilité des preuves obtenues déloyalement, à la double condition d’être indispensables et proportionnées au but poursuivi, est riche d’enseignements tant en ce qui concerne les modalités de preuve dans le contentieux spécifique portant sur la contestation du caractère professionnel d’un accident du travail litigieux (I.) que dans le contentieux de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur (II.).

 

I. La recevabilité de la preuve obtenue déloyalement par le salarié dans le cadre d’une instance portant sur la contestation du caractère professionnel d’un accident du travail

 

La particularité de cette affaire réside sans conteste dans le fait que les deux instances portant, d’une part, sur la contestation du caractère professionnel de l’agression déclarée par le salarié initiée par l’employeur dans ses seuls rapports avec la Caisse, et d’autre part sur la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, introduite par le salarié à l’encontre de son employeur, en présence de la Caisse, ont été jointes conformément aux dispositions des articles 367 et 368 du code de procédure civile, par la juridiction de 1ère instance.

 

Or, pour rappel, en vertu du principe d’indépendance des rapports entre la Caisse et l’assuré d’une part, et la Caisse et l’employeur d’autre part, en cas d’issue favorable au recours en inopposabilité de l’employeur, la décision de prise en charge d’un évènement au titre de la législation professionnelle est définitivement acquise au salarié. Le succès de la demande d’inopposabilité de l’employeur ne remettra pas en cause le droit aux prestations sociales de l’assuré ; quelle que soit la décision rendue à l’égard de l’employeur, le salarié conservera le bénéfice des prestations qui lui ont été attribuées par la décision initiale de prise en charge de la Caisse.

 

A l’inverse, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation rappelle régulièrement[5] que lorsqu’une décision de refus de prise en charge est devenue définitive dans les relations entre l’employeur et la Caisse, la décision de prise en charge intervenue ultérieurement sur le seul recours du salarié est inopposable à l’employeur. Cette règle rend sans objet et prive d’intérêt à agir, dans sa contestation de la matérialité de l’accident, l’employeur à l’égard duquel la décision de prise en charge de la caisse est inopposable, soit en raison d’un refus initial de prise en charge que lui avait notifié la caisse, soit en cas d’infirmation de cette décision par la CRA, puisque la procédure devant cette commission n’est pas contradictoire à son endroit. Son intérêt à agir ne peut renaître que si le salarié l’attrait devant la juridiction de sécurité sociale du chef d’une faute inexcusable.

 

Dès lors, en l’espèce, l’employeur avait tout intérêt à s’opposer à la mesure d’administration judiciaire que constituait la jonction de ces deux instances puisque son action en inopposabilité de la décision de prise en charge de la Caisse ne concernait que les seuls rapports Caisse / employeur. En effet, compte tenu du caractère définitif à son égard de la décision de prise en charge de la Caisse, le salarié n’avait en réalité aucun intérêt à agir dans le cadre de ce volet procédural.

 

Or, la structure même du raisonnement de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 10 décembre 2021 interroge puisqu’il apparaît que les juges du fond retiennent, dans le cadre de l’examen de l’opposabilité de la décision de prise en charge de l’agression litigieuse au titre de la législation professionnelle, que c’est le salarié qui a versé aux débats un procès-verbal de constat d’huissier qu’il avait lui-même fait établir, et qui portait retranscription d’un enregistrement effectué sur son téléphone portable lors de l’altercation avec le gérant.

 

Dès lors, c’est bien la preuve obtenue déloyalement par le salarié dans le cadre de la contestation de l’opposabilité de la décision de prise en charge intéressant les seuls rapports Caisse / employeur qui a été déterminante pour les juges du fond qui en ont conclu que la Caisse avait à bon droit pris en charge l’agression déclarée au titre de la législation sur les risques professionnels.

 

Or, si l’employeur s’était opposé à la jonction ou avait sollicité ultérieurement la disjonction, comme le permet l’article 367 du code de procédure civile, au motif que le salarié n’avait aucun intérêt à agir au regard du caractère définitif à son égard de la décision initiale de prise en charge, le sens de l’arrêt d’appel aurait pu être différent.

 

D’ailleurs, il est à noter qu’en première instance, la Caisse avait postérieurement au jugement rendu, déposé une requête en rectification d’erreur matérielle au motif que la jonction n’avait pas été demandée mais ce recours n’a pas abouti, avant que la Cour d’appel de Paris ne constate sobrement dans son arrêt du 10 décembre 2021 que la jonction avait simplement été ordonnée en 1ère instance par mention au dossier à l’occasion d’une précédente audience devant la juridiction de sécurité sociale.

 

Or, en l’absence de jonction ou dans l’hypothèse où l’une des parties aurait sollicité la disjonction, il est possible que la Caisse n’aurait pas communiqué ou n’aurait pas eu accès aux mêmes éléments de preuve dans le cadre de la contestation de l’opposabilité de la prise en charge, de sorte que l’appréciation du caractère professionnel de l’agression par les juges du fond aurait pu être différente.

 

Sur ce point, il est important de rappeler que, selon les principes directeurs du procès civil posés par les articles 1 à 24 du code de procédure civile, le procès est la chose des parties : elles disposent d’un rôle dans la conduite du procès afin de présenter de la meilleure manière possible leurs arguments en défense.

 

Dès lors, en matière de contentieux de la sécurité sociale, il convient d’être particulièrement vigilant quant aux mesures d’administration judiciaire, telle que la jonction des instances, au regard du principe d’indépendance des rapports Caisse / assuré et Caisse / employeur puisque la démonstration du caractère professionnel d’un évènement peut considérablement varier en fonction des éléments de preuve rapportés, ou non, par l’une ou l’autre des parties.

 

II. La recevabilité de la preuve obtenue déloyalement et produite par le salarié dans l’instance portant demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur

 

Pour rappel, l’article 6 du code de procédure civile prévoit qu’ « A l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à les fonder », tandis que l’article 9 du même code dispose qu’ « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

 

De surcroit, s’il n’est pas recevable à contester la décision de prise en charge d’un évènement par la Caisse, dans le cadre d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, ce dernier reste en revanche fondé à contester le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie professionnelle déclarée[6].

 

C’est dans ce contexte qu’en l’espèce, l’employeur a tenté de remettre en cause la matérialité même de l’agression alléguée, en incriminant tant l’absence de validité de la preuve litigieuse que son illicéité.

 

Pour soutenir l’invalidité de l’enregistrement, objet du procès-verbal de constat d’huissier, l’employeur faisait valoir différents arguments au rang desquels :

 

  • L’huissier de justice (aujourd’hui dénommé Commissaire de justice) aurait été manipulé par le salarié en attestant de l’identité des voix entendues dans l’enregistrement,

 

  • L’enregistrement produit serait un montage effectué par le salarié pour les besoins de la cause, en tentant de démontrer que ce dernier avait les capacités d’effectuer ce type de contenu car son profil sur un réseau professionnel en ligne indiquait qu’il avait pour loisirs les nouvelles technologies, et qu’il effectuait par ailleurs des montages de films pour le compte de son employeur.

 

Or, sur ces deux points, le raisonnement de la Cour d’appel de Paris, validé par la 2ème chambre civile de la Cour de cassation, fut de considérer qu’au-delà de l’identification des interlocuteurs, le contenu même des propos consignés dans l’enregistrement dont l’huissier a attesté qu’il se trouvait effectivement dans le téléphone portable appartenant au salarié dans l’application « Dictaphone » et portant la date de l’agression déclarée, faisait ressortir une dispute violente, entre un dénommé « Fred » qui prend à partie, insulte et menace un dénommé « Serge » faisant présumer qu’il s’agissait effectivement de l’enregistrement de l’altercation ayant eu lieu entre les deux protagonistes le jour des faits.

 

Puis, sur l’allégation de falsification de la preuve, la Cour a répondu encore sobrement qu’il n’était demandé par l’employeur aucune expertise technique aux fins d’établir que l’enregistrement aurait fait l’objet d’un montage, de sorte que s’agissant de constatations d’un huissier de justice, qui font foi jusqu’à preuve contraire, l’employeur échouait à démontrer que le procès-verbal de constat produit était dénué de caractère probatoire.

 

S’agissant de la licéité, il est particulièrement important de préciser que dans cette affaire il était produit, outre le procès-verbal d’huissier portant retranscription de l’enregistrement litigieux, le témoignage de plusieurs collègues et d’une cliente de l’entreprise, permettant de se prononcer sur la matérialité de l’agression déclarée.

 

En effet, l’altercation litigieuse était survenue dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d’une cliente.

 

Dès lors, dans ces circonstances, pouvait légitimement se poser la question de savoir si la production complémentaire de l’enregistrement était, ou non, indispensable et proportionné par rapport au but légitime poursuivi de rapporter la preuve de la matérialité du fait accidentel allégué.

 

Pour rappel, la Cour européenne des droits de l’homme a admis, dans le contexte de relations de travail, sur le fondement du droit au procès équitable et du droit à la preuve en découlant, un moyen de preuve obtenu au détriment de la vie privée ou en violation du droit interne, après avoir constaté, s’agissant du licenciement d’employés ayant commis des vols de marchandises, une mise en balance circonstanciée entre, d’une part, le droit des salariés au respect de leur vie privée et, d’autre part, l’intérêt pour l’employeur d’assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de l’entreprise[7].

 

Raison pour laquelle la Cour de cassation procède à un raisonnement particulièrement détaillé au terme duquel elle insiste notamment sur le fait qu’en l’espèce, il apparaît tout à fait légitime pour le salarié de recourir à un enregistrement et de ne pas se reposer sur les seuls témoignages de ses collègues de travail, car ces derniers ne sont pas indépendants vis-à-vis de leur employeur compte tenu du lien de subordination les unissant, relevant par ailleurs que le dernier témoignage émanait d’une personne qui entretenait un lien économique avec le gérant.

 

En l’espèce, ce raisonnement apparaît néanmoins fragilisé par le fait que la Haute juridiction reconnait qu’ « au moment des faits, […] la victime pouvait légitimement douter qu’elle pourrait se reposer sur leur témoignage ». Pourtant, postérieurement aux faits litigieux, le salarié a finalement pu recueillir les témoignages utiles à la démonstration du caractère professionnel de son agression, de sorte que la temporalité de la production de l’enregistrement audio, désormais concomitante à celle des témoignages, aurait pu conduire à estimer qu’elle n’était, ni indispensable car superfétatoire, ni proportionnée par rapport au but poursuivi, compte tenu de la convergence de ces mêmes témoignages.

 

Néanmoins, compte tenu du fait que l’altercation est survenue dans un lieu ouvert au public, l’attente raisonnable que le gérant pouvait avoir concernant la protection et le respect de la vie privée n’était pas de nature intime ou privée, ce d’autant plus que l’entreprise faisait elle-même l’objet d’une vidéosurveillance, dont les enregistrements n’ont pas été communiqués aux débats, au motif de leur absence de conservation…

 

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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés répond à toutes vos questions sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et se tient à votre disposition pour échanger tant au titre de son activité de conseil que dans le cadre de contentieux en cours ou à venir.

 

 

 

Pour toute information, contactez Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com) ou Charlotte Blanc Laussel (blanclaussel@pechenard.com).

 

[1] Cass., 2ème civ., 6 juin 2024, n° 22-11.736, publié au bulletin et publié au rapport.

[2] CA Paris, 10 décembre 2021, RG n° 18/12503.

[3] Cass., Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648, publié au bulletin et publié au rapport. Pour une analyse détaillée de cet arrêt, voir le précédent article « Revirement majeur de jurisprudence s’agissant de la recevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale !  » de Julie de Oliveira et Sonia Laouer disponible ici : https://www.pechenard.com/revirement-majeur-de-jurisprudence-sagissant-de-la-recevabilite-de-la-preuve-obtenue-de-maniere-deloyale/

[4] Cass. Soc., 17 janvier 2024, n° 22-17.474.

[5] Cass., 2ème civ., 22 octobre 2020, n° 19-16.999.

[6] Cass. 2ème civ., 5 novembre 2015, n° 13-28.373 ; Cass. 2ème civ., 11 février 2016, n° 15-10.066 ; Cass. 2ème civ., 8 novembre 2018, n° 17-25.843 ; Cass. 2ème civ., 9 juillet 2020, n° 18-26.782 ; Cass., 2ème civ., 26 novembre 2020, n° 19-18.244.

[7] CEDH, Gde Ch. Lopez Ribalda c. Espagne, 17 octobre 2019, req. n°s 1874/13 & 8567/13. Voir également CEDH, Gde Ch., Bărbulescu c. Roumanie, 5 septembre 2017, req. n°61496/08.