Le tribunal judiciaire d’Alès a examiné ce 30 octobre 2023 une affaire qui devrait éveiller l’intérêt des amateurs d’art, d’histoire et de droit civil mais aussi de tous ceux qui rechignent à se débarrasser de leurs vieux objets remisés à la cave ou au grenier.
Délibéré prévu le 19 décembre 2023 mais avant la clôture de ce nouvel épisode, les juridictions ont déjà eu à connaître de l’affaire et à livrer quelques éléments de réflexion très intéressants.
Les faits sont simples : un couple décide de faire enlever par un brocanteur tous les objets qui se trouvent dans son grenier depuis des années, parmi lesquels un masque africain au prix modique de 150 euros.
Sans nécessairement être conscient d’avoir fait une bonne affaire au moment de la vente, le brocanteur ne tarde pas à faire dater le masque au carbone 14 et à le faire estimer par plusieurs maisons de vente, qui elles-mêmes ne vont pas identifier un trésor tout de suite. Drouot Estimation, par exemple, l’évalue entre 100 et 120 euros.
Le masque sera finalement vendu par l’intermédiaire de l’hôtel des ventes Montpellier-Languedoc au prix de… 5.250.000 euros, frais inclus !
Cet objet était en fait un rarissime masque Fang utilisé lors de rites purificateurs par la société du Ngil !
À la suite de la vente par adjudication, le brocanteur décide de rappeler le couple de vendeurs et propose de leur reverser, à titre amiable, une somme de 300.000 euros.
Les vendeurs refusent et par la suite, engagent une action en nullité de la vente avec le brocanteur devant le tribunal judiciaire d’Alès pour, notamment, erreur sur les qualités essentielles. Au visa de l’article 1352-2 du code civil, ils demandent une restitution non pas en nature mais en valeur, à hauteur de 5.250.000 euros (outre 25.000 euros de dommages et intérêts).
Parallèlement, les vendeurs sollicitent du juge de l’exécution l’autorisation de faire pratiquer une mesure de saisie-conservatoire sur les comptes bancaires du brocanteur, en application des dispositions de l’article L. 511-1 du code des procédures civiles d’exécution, qui exigent que soit rapportée la preuve d’une créance paraissant fondée en son principe et de circonstances susceptibles d’en menacer le recouvrement.
Par ordonnance du 3 mai 2022, le juge de l’exécution autorise la saisie pour sûreté et conservation de la somme de 5.250.000 euros. La mesure, pratiquée notamment sur un compte joint du brocanteur et de sa conjointe, se révèle fructueuse à hauteur d’environ 1.450.000 euros.
Le brocanteur et sa conjointe décident alors d’agir contre les vendeurs aux fins de mainlevée de la saisie.
Le juge de l’exécution ayant fait droit à leur demande le 27 octobre 2022, les vendeurs interjettent appel devant la cour d’appel de Nîmes, qui, le 28 juin 2023, infirme le jugement.
La cour rappelle tout d’abord que dans le cadre de l’action au fond, les vendeurs doivent démontrer (i) qu’ils ont commis une erreur sur les qualités essentielles de la prestation (ii) et qu’ils n’ont pas accepté d’aléa sur celle-ci (article 1133 du code civil).
Elle rappelle ensuite les circonstances dans lesquelles la vente est intervenue : le masque a été vendu dans le cadre d’un vide-grenier en même temps que d’autres objets de faible valeur dont les vendeurs souhaitaient se débarrasser, sans qu’aucun sort distinct ne lui soit réservé.
La cour en conclut que : « L’acceptation d’un aléa sur les qualités essentielles présentés par le masque n’est (…) pas manifeste » et « qu’il est vraisemblable que les vendeurs n’aient pas seulement fait une appréciation économique inexacte de la valeur présentée par le masque vendu mais également de ses qualités essentielles provenant du fait qu’il présente un intérêt majeur pour l’histoire de l’art et qu’il appartient à un corpus aussi réduit que recherché, selon l’expression employée par la gazette Drouot ».
Dans ces conditions, elle juge que la créance alléguée par les vendeurs paraît fondée en son principe.
À notre sens, le raisonnement de la cour sur l’erreur est rigoureux. Sa décision met cependant en exergue les difficultés auxquelles doit faire face le juge de l’exécution pour déterminer les limites de son office quant au fond du droit.
Si le juge de l’exécution et la cour d’appel (statuant avec les pouvoirs du juge de l’exécution) peuvent examiner les difficultés relatives aux titres exécutoires et des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée, même si elles portent sur le fond du droit (article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire), la Cour de cassation a rappelé qu’en matière de saisie-conservatoire, il ne leur appartient pas « de statuer sur la réalité de la créance ou d’en fixer le montant, mais de se prononcer sur le caractère vraisemblable d’un principe de créance » (Civ. 2e, 3 mars 2022, n° de pourvoi : 21-19.298, publié au Bulletin).
Or, en l’espèce, même si la cour d’appel de Nîmes rédige ses motifs avec les précautions d’usage et n’examine pas tous les moyens soulevés par les vendeurs au fond, elle se montre particulièrement affirmative sur l’existence de l’erreur et, par-là, sur l’existence de la créance de restitution des vendeurs.
Parmi les moyens que la cour n’examine pas, deux méritent d’être signalés : celui relatif au caractère excusable de l’erreur des vendeurs, nécessaire au succès de leurs prétentions, et celui relatif à l’existence d’une réticence dolosive de la part du brocanteur-acquéreur.
Enfin, l’affaire pourrait rebondir sur une problématique tout autre, à savoir celle de la restitution des œuvres d’art pillées ou mal acquises lors de la colonisation. En effet, le masque remisé depuis plusieurs années au grenier des vendeurs, leur avait été transmis par un de leurs ancêtres, René-Victor Fournier, ancien gouverneur colonial en Afrique, qui avait collecté le masque au Gabon vers 1917.
Le Gabon a saisi la justice française d’une plainte pénale pour recel, exigeant à son tour la restitution du masque.
Affaire à suivre, donc !
Pour toute information, contactez Nicolas Sidier (sidier@pechenard.com).