Par un arrêt rendu le 9 janvier 2025[1], la 2ème chambre civile de la Cour de cassation est venue juger que l’inopposabilité à l’employeur de la décision de prise en charge d’une maladie professionnelle ne faisait pas obstacle, dans le cadre d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, à l’exercice par la caisse de son action récursoire envers l’employeur afin d’obtenir le remboursement des majorations de rente et indemnités allouées à la victime ou à ses ayants droit.
En outre, la Cour de cassation a jugé que la majoration de rente et les sommes allouées au titre de la réparation des préjudices nés de la faute inexcusable de l’employeur ne pouvaient être inscrits au compte de celui-ci ou au compte spécial visé à l’article D. 242-6-5 du code de la sécurité sociale.
Dans cette affaire, un ancien salarié d’une société du secteur de l’aciérie a déclaré une maladie professionnelle au titre d’un cancer bronchique épidermoïde puis est décédé. La Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) de la Nièvre a reconnu le caractère professionnel de la pathologie au titre du tableau n°30 bis des maladies professionnelles ainsi que l’imputabilité du décès à l’affection professionnelle.
L’employeur a saisi une juridiction de sécurité sociale d’une contestation de l’opposabilité à son égard de la décision de prise en charge de la maladie au titre de la législation professionnelle.
Par jugement du 7 juillet 2017, la juridiction de première instance a déclaré la décision de prise en charge de la maladie du salarié décédé inopposable à l’employeur. Cette décision a été confirmée en appel, de sorte qu’elle est devenue définitive dans les rapports Caisse / Employeur.
Parallèlement, les ayants droit du salarié décédé ont introduit une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Par un jugement du 5 novembre 2019, la juridiction de sécurité sociale a jugé que la maladie professionnelle déclarée ainsi que le décès de l’ancien salarié étaient dus à la faute inexcusable de son ancien employeur, et en a tiré toutes les conséquences financières qui en résultaient quant à la majoration de rente et l’indemnisation, tant en ce qui concerne l’action successorale que les préjudices personnels des ayants droit. Par ailleurs, cette même juridiction a, dans le cadre de la même instance, constaté l’inopposabilité à l’employeur de la prise en charge de la pathologie du salarié décédé et jugé que les sommes versées par la CPAM de la Nièvre seront inscrites au compte spécial des employeurs.
Un appel a été interjeté par les ayants droit de la victime s’agissant des montants indemnitaires accordés au titre de la réparation des préjudices.
La Caisse a profité de cette procédure d’appel pour demander à la Cour d’appel de juger qu’elle pourra exercer son action récursoire à l’encontre de l’employeur et récupérer les montants payés par elle selon les dispositions des articles L.452-2 et L.452-3 du code de la sécurité sociale, tout en sollicitant l’annulation de l’inscription au compte spécial des employeurs des sommes versées aux ayants droit de la victime.
Par arrêt du 11 octobre 2022[2], la Cour d’appel d’Orléans a débouté la CPAM de sa demande tendant à voir juger qu’elle pourra récupérer sur l’employeur les majorations de rente et indemnités versées par elle, ainsi que de sa demande tendant à voir annuler l’inscription au compte spécial des employeurs de la majoration de rente et des sommes allouées au titre de la réparation des préjudices nés de la faute inexcusable de l’employeur.
Pour ce faire, la Cour d’appel a relevé que, par un arrêt passé en force de chose jugée, le caractère professionnel de la maladie litigieuse n’avait pas été reconnu dans les rapports Caisse / Employeur, et s’est appuyée sur un arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2018[3] qui avait jugé que l’action récursoire de l’organisme social ne pouvait pas s’exercer en pareille hypothèse.
La CPAM de la Nièvre a alors formé un pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Orléans le 11 octobre 2022, à l’issue duquel la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt attaqué en ce qu’il a rejeté sa demande tendant à voir dire qu’elle pourra récupérer sur l’employeur les majorations de rente et indemnités versées par elle ainsi que sa demande visant à annuler l’inscription au compte spécial des sommes versées par elle à ce titre. Ce faisant, la Cour de cassation a jugé que l’organisme social pouvait exercer son action récursoire à l’encontre de l’employeur pour obtenir le remboursement des sommes avancées par elle auprès des ayants droit de la victime.
Par cet arrêt commenté du 9 janvier 2025, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation juge que l’inopposabilité à l’employeur de la décision de prise en charge d’une maladie professionnelle ne fait pas obstacle à l’action récursoire de la caisse tendant à récupérer les compléments indemnitaires alloués à la victime ou ses ayants droit en réparation de la faute inexcusable, y compris lorsque cette inopposabilité procède de l’absence de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie dans les rapports entre la caisse et l’employeur (I.).
La Cour de cassation vient aussi utilement préciser que l’inscription au compte spécial constitue une opération relevant de la tarification et est, à ce titre, étrangère au sort de l’action récursoire de la caisse ayant indemnisé le salarié victime de la faute inexcusable de son employeur, de sorte que les dépenses correspondant aux conséquences pécuniaires de ladite faute ne donnent pas lieu à une inscription au compte spécial (II.).
I. ABSENCE DE PRIVATION DE L’ACTION RECURSOIRE DE LA CPAM DANS LE CADRE DE LA FAUTE INEXCUSABLE DE L’EMPLOYEUR EN CAS D’INOPPOSABILITÉ DE LA PRISE EN CHARGE DE LA MALADIE PROFESSIONNELLE
Il convient de rappeler que les rapports entre la caisse et l’assuré sont indépendants des rapports entre la caisse et l’employeur, de sorte que le fait que le caractère professionnel de la maladie ne soit pas établi entre la caisse et l’employeur et que ce dernier ait obtenu une décision d’inopposabilité de la décision de prise en charge de la pathologie litigieuse, ne prive pas la victime du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur.
En effet, dans cette hypothèse, la juridiction saisie est tenue, après débat contradictoire, de rechercher si la maladie déclarée ayant fait l’objet d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur a un caractère professionnel, et si le salarié a été exposé au risque dans des conditions constitutives d’une telle faute[4].
Par ailleurs, en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, le recours de la caisse, alors seule tenue du règlement de la majoration de rente au salarié, est fondé sur un droit personnel de la caisse à l’encontre de l’employeur aux fins de remboursement de cette prestation complémentaire de sécurité sociale.
Auparavant, avant 2013, l’action récursoire de la Caisse dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur se heurtait à la reconnaissance de l’inopposabilité à l’employeur de la décision de prise en charge des accidents du travail et des maladies professionnelles.
A compter de l’adoption de l’article L.452-3-1 du code de la sécurité sociale, tel qu’introduit par l’article 86 de la Loi n°2012-1404 de financement de la sécurité sociale pour 2013 du 17 décembre 2012, la Cour de cassation est venue juger que l’inopposabilité de la décision de prise en charge d’une maladie l’égard de l’employeur, du fait du caractère non contradictoire de la procédure d’instruction, privait la Caisse du droit de récupérer auprès de l’employeur, après reconnaissance de sa faute inexcusable, les compléments de rente et indemnités versés par elle lorsque l’action en reconnaissance de la faute inexcusable avait été introduite devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale avant le 1er janvier 2013[5].
Il s’en était déduit que les inopposabilités liées aux irrégularités de procédure ne permettaient plus d’échapper à l’action récursoire de la Caisse en application de l’article L.452-3-1 du code de la sécurité sociale.
Restait toutefois en suspens la question de savoir si l’obtention d’une inopposabilité pour un motif de fond permettait alors d’échapper à l’action récursoire de l’organisme social.
Dans un arrêt du 15 février 2018[6], la Cour de cassation avait néanmoins jugé que le caractère professionnel d’une maladie n’ayant pas été reconnu dans les rapports entre la caisse et l’employeur, par décision passée en force de chose jugée, cette absence de caractère professionnel pouvait faire obstacle à l’action récursoire de la caisse dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur.
Les commentateurs les plus avisés avaient constaté qu’à aucun moment, la Cour de cassation n’évoquait l’inopposabilité de fond comme entrave à l’action récursoire de la Caisse dans cette affaire, retenant seulement l’absence de caractère professionnel dans les rapports Caisse / Employeur comme obstacle dirimant à la possibilité pour l’organisme social d’exercer son action récursoire dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable.
Puis, dans un arrêt du 9 mai 2019, la Cour de cassation est venue sanctionner la position d’une Cour d’appel qui avait jugé que la Caisse ne pouvait recouvrer auprès de l’employeur dont la faute inexcusable était établie que les sommes correspondant aux préjudices personnels de la victime et non celles correspondant aux prestations de sécurité sociale, dont la majoration de rente, car la Caisse disposait d’un recours en garantie et non d’un recours subrogatoire et que l’employeur était fondé à s’opposer au recouvrement à son encontre de la majoration de rente, eu égard à la décision de refus de prise en charge de la maladie professionnelle qui lui était acquise dans ses rapports avec la caisse[7].
Dans l’arrêt commenté du 9 janvier 2025, la Cour de cassation vient ainsi juger que la reconnaissance de la faute inexcusable emporte, dans tous les cas, obligation pour l’employeur de s’acquitter des sommes dont il est redevable à ce titre auprès de la Caisse, qu’importe le fait qu’il ait obtenu une décision d’inopposabilité de la décision de prise en charge de la pathologie de l’assuré social, dans les rapports Caisse / Employeur, dès lors qu’in fine, cette inopposabilité est indifférente dans ses rapports avec la victime, dans le cadre de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable.
II. IMPOSSIBILITÉ D’INSCRIRE LES CONSÉQUENCES FINANCIÈRES DE LA FAUTE INEXCUSABLE DE L’EMPLOYEUR AU COMPTE SPÉCIAL
Pour rappel, en vertu de l’arrêté du 16 octobre 1995[8], les prestations sont inscrites au compte spécial toutes les fois où la victime d’une maladie a été exposée aux risques successifs dans plusieurs établissements d’entreprises différentes, sans qu’il soit possible de déterminer celle dans laquelle l’exposition au risque a provoqué la maladie.
La contestation de l’imputation des conséquences financières d’une maladie professionnelle sur le compte employeur est décidée par la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) et est distincte de la demande en inopposabilité de la décision de prise en charge d’une maladie professionnelle.
En effet, imputabilité et inopposabilité sont deux notions distinctes en droit de la sécurité sociale.
Lorsqu’un employeur est rendu destinataire d’une décision de prise en charge d’une maladie professionnelle émanant de la CPAM, il vérifie habituellement si les conditions du tableau des maladies professionnelles visé sont effectivement remplies, et s’assure que la Caisse a respecté les obligations d’information qui lui incombaient, en vertu du principe du contradictoire, dans le cadre de la procédure d’instruction qu’elle a diligentée. Si l’un ou l’autre de ces éléments fait défaut, l’employeur peut décider d’engager une procédure en inopposabilité de cette décision de prise en charge devant les juridictions de sécurité sociale, dans le cadre du contentieux général.
En revanche, si la maladie professionnelle déclarée peut ne pas être contestable d’un point de vue procédural ou sur le fond du dossier, l’employeur doit cependant s’assurer que l’affection litigieuse lui est imputable, c’est-à-dire vérifier que c’est bien à lui de prendre en charge les conséquences financières de cette pathologie, et non à un autre employeur, comme cela peut être le cas en cas de succession d’employeurs.
La Cour de cassation a récemment précisé que la demande de l’employeur tendant à l’inscription des dépenses afférentes à une maladie professionnelle au compte spécial relevait de la seule compétence de la juridiction du contentieux de la tarification[9].
L’arrêt commenté du 9 janvier 2025 vient ici logiquement sanctionner la position de la Cour d’appel d’Orléans qui avait jugé que les sommes versées par la Caisse en indemnisation de la faute inexcusable de l’employeur seraient inscrites au compte spécial du fait de son absence d’action récursoire car, d’une part, la Cour d’appel a lié des notions pourtant bien distinctes qui relevaient de contentieux différents, et d’autre part, la majoration de rente et les sommes allouées au titre de la réparation des préjudices nés de la faute inexcusable de l’employeur ne peuvent être inscrites au compte employeur ou au compte spécial.
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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés répond à toutes vos questions sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, notamment en matière de contestation du caractère professionnel d’une pathologie et/ou de son inscription au compte spécial, et se tient à votre disposition pour échanger tant au titre de son activité de conseil que dans le cadre de contentieux en cours ou à venir.
Pour toute information, contactez Emmanuelle Sapène (sapene@pechenard.com) ou Charlotte Blanc Laussel (blanclaussel@pechenard.com)
[1] Cass. civ. 2, 9 janvier 2025, n° 22-24.397.
[2] Cour d’appel d’Orléans, 11 octobre 2022, RG n°19/03687.
[3] Cass. civ. 2, 15 février 2018, n°17-12.567.
[4] Cass., soc., 28 février 2002, n° 99-17.201 ; Cass. civ. 2, 16 mars 2004, n° 02-30.979 ; Cass. civ. 2, 4 novembre 2010, n° 09-16.203 ; Cass. civ. 2, 16 juin 2011, n° 10-19.486 ; Cass. civ. 2, 10 mai 2012, pourvoi n° 11-15.406.
[5] Cass. civ. 2, 21 janvier 2016, n° 15-10.367.
[6] Cass. civ. 2, 15 février 2018, n°17-12.567, précité.
[7] Cass. civ. 2, 9 mai 2019, n° 18-14.515.
[8] Arrêté NOR : SANS9502261A du 16 octobre 1995 pris pour l’application des articles D. 242-6-5 et D. 242-6-7 du code de la sécurité sociale relatif à la tarification des risques d’accidents du travail et de maladies professionnelles
[9] Cass. civ. 2, 28 septembre 2023, n° 21-25719.