Nullité de la convention de renonciation à l’immunité de l’employeur en présence d’un accident du travail imputable à un tiers responsable

Par Emmanuelle Sapène et Charlotte Blanc Laussel

Cass. civ. 2, 5 septembre 2024, n° 21-23.442, publié au bulletin

 

Par un arrêt rendu le 5 septembre 2024 et publié au bulletin, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation est venue rappeler que l’employeur n’était pas toujours responsable, in fine, des conséquences financières afférentes à la survenance d’un accident du travail et que ses salariés victimes d’un évènement professionnel pouvaient librement choisir d’engager une action à l’encontre du tiers responsable de cet accident, sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun, et ce sans que le tiers responsable puisse opposer à l’employeur une convention par laquelle ce dernier avait entendu renoncer à son immunité de juridiction, dans le but de garantir son client des condamnations prononcés à son encontre.

 

Dans cette affaire, deux salariés d’une société de gardiennage et de sécurité, qui assuraient une mission de ronde de surveillance au sein d’une usine aéronautique exploitée par une société extérieure, ont inhalé une substance toxique indéterminée nécessitant leur prise en charge médicale immédiate et leur évacuation à l’hôpital.

 

Cet accident a alors été pris en charge par la caisse primaire d’assurance maladie au titre de la législation professionnelle.

 

Afin d’être indemnisés de leurs préjudices, les deux salariés ont décidé d’assigner devant une juridiction de droit commun la société exploitante de l’usine au sein de laquelle ils ont été victimes d’un accident du travail, en sa qualité de tiers responsable, en présence de la caisse primaire d’assurance maladie, sur le fondement de la responsabilité du fait des choses (article 1384 alinéa 1er du code civil dans sa rédaction en vigueur jusqu’au 1er octobre 2016).

 

Le tiers responsable a alors appelé en cause l’employeur des deux salariés afin que ce dernier soit condamné à la garantir de toutes condamnations mises à sa charge.

 

A l’appui de son recours en garantie, la société exploitante de l’usine produisait une convention par laquelle l’employeur, en sa qualité de prestataire assurant une mission de sécurité et de gardiennage, la garantissait de toute action notamment de ses propres salariés contre elle, et qu’en l’absence de faute lourde alléguée qui lui serait imputable, la société de sécurité devait sa garantie à la société propriétaire et exploitante de l’usine au sein de laquelle il exerçait des prestations de services.

 

En réplique, l’employeur faisait valoir qu’en vertu de l’article L.452-5 du code de la sécurité sociale, le tiers étranger à l’entreprise reconnu responsable d’un accident du travail n’a de recours ni contre l’employeur de la victime ou ses préposés, ni contre leur assureur, de sorte qu’en application de ces dispositions d’ordre public, la clause de ce contrat de prestation de services ayant pour effet de reporter automatiquement la charge de la réparation de l’accident sur l’employeur était illicite.

 

Par un arrêt rendu le 7 septembre 2021[1], la cour d’appel de Toulouse a confirmé le jugement de première instance ayant retenu la responsabilité de la société propriétaire et exploitante de l’usine au sein de laquelle a eu lieu l’accident litigieux, sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. S’agissant du recours en garantie formé par le tiers responsable à l’encontre de l’employeur, la cour d’appel de Toulouse a jugé que l’employeur devrait relever et garantir la société exploitante de l’usine de l’ensemble des condamnations mises à sa charge au profit des victimes sur le fondement de la clause litigieuse.

 

Par l’arrêt commenté du 5 septembre 2024, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation juge que la société propriétaire et exploitante de l’usine où l’inhalation de produit toxique a eu lieu, est gardienne, au sens juridique du terme, des substances qui peuvent émaner en son sein, de sorte qu’elle doit être déclarée responsable des dommages subis par les victimes (I.).

 

En outre, la Haute juridiction judiciaire consacre, au visa des articles L.451-1, L.452-5 et L.482-4, le principe selon lequel l’employeur ne peut renoncer, par convention avec un de ses clients, à l’immunité dont il bénéficie en vertu de laquelle aucune action en réparation des accidents du travail ou des maladies professionnelles ne peut être exercée conformément au droit commun contre l’employeur (II.).

 

  1. RESPONSABILITE DU FAIT DES CHOSES DU TIERS RESPONSABLE D’UN ACCIDENT DU TRAVAIL A RAISON DE L’INHALATION D’UN PRODUIT TOXIQUE INDETERMINE

 

En vertu de l’ancien article 1384 alinéa 1er du code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016 (aujourd’hui devenu l’article 1242 du même code), on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde.

 

La notion de garde, qui correspond le plus souvent à celle de garde juridique, à savoir celle du propriétaire sur la chose qu’il détient, est caractérisée par les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction qu’exerce une personne sur une chose ou sur une autre personne, indépendamment de la propriété de la chose[2].

 

En l’espèce, lors de leur ronde de surveillance effectuée chez un client de leur employeur, deux salariés d’une société de surveillance ont ressenti une forte odeur toxique qui leur a occasionné divers symptômes alors que le chef de poste, présent sur le site de l’usine industrielle, a constaté la formation d’un nuage blanc le jour des faits.

 

Le rapport de l’Inspection du travail a alors conclu que les deux salariés avaient été incommodés ensemble de la même manière sur le site de la société propriétaire et exploitante de l’usine, et qui même en cas d’impossibilité de déterminer les circonstances précises de l’intoxication, était responsable des produits introduits sur son site.

 

A noter que les deux salariés intoxiqués n’étaient pas tenus au port d’un équipement individuel, puisque le port du masque à cartouche n’était obligatoire que lors d’intervention dans la zone de travail des sous-traitants où à l’intérieur de l’aéronef et non lors des rondes de surveillance dans les allées de circulation effectuées par ces derniers.

 

Sur ce point, il convient d’attirer l’attention du lecteur sur la nécessité d’effectuer une évaluation des risques spécifique et appropriée aux tâches accomplies lorsqu’une entreprise décide de faire intervenir des travailleurs prestataires pour exécuter ou participer à l’exécution d’une opération, quelle que soit sa nature, y compris dans ses dépendances ou chantiers, et à veiller à ce que le matériel adéquat leur soit remis pour effectuer leurs missions.

 

En conséquence, compte tenu des circonstances dans lesquelles les deux salariés ont été intoxiqués, la Cour de cassation a logiquement validé le raisonnement de la cour d’appel de Toulouse ayant retenu que le nuage toxique provenait de la société exploitante de l’usine aéronautique, qui avait donc la garde au sens juridique du terme des substances qui pouvaient émaner en son sein, de sorte qu’elle devait donc être déclarée responsable des dommages subis par les victimes, sur le fondement de la responsabilité du fait des choses.

 

  1. PROHIBITION DE LA CONVENTION DE RENONCIATION A L’IMMUNITE DE L’EMPLOYEUR

 

En vertu de l’article L.451-1 du code de la sécurité sociale, un salarié victime d’un accident de travail ne peut rechercher la responsabilité de son employeur sur le fondement du droit commun pour obtenir une indemnisation complémentaire à celle que lui offre la législation professionnelle, sauf lorsqu’il est établi que l’accident est dû à une faute inexcusable ou intentionnelle de l’employeur.

 

En outre, la Cour de cassation a de longue date, jugé qu’en vertu de l’article L.452-5 du même code, le tiers responsable ne pouvait agir de manière récursoire contre l’employeur, sauf sous réserve de démontrer une faute inexcusable ou intentionnelle de l’employeur[3].

 

En l’espèce, un contrat de prestation de services avait été conclu entre l’entreprise propriétaire et exploitante d’une usine aéronautique, et son prestataire, la société de sécurité, pour la réalisation d’une tâche de surveillance dont le destinataire final était l’entreprise, et au sein duquel avait été incluse une clause de transfert de la charge financière des conséquences d’un accident du travail survenu au sein de l’entreprise sur le  patrimoine financier du seul prestataire.

 

En défense, la société propriétaire et exploitante de l’usine au sein de laquelle avait eu lieu l’inhalation de produit toxique sollicitait la garantie de l’employeur, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, et faisait valoir que le caractère d’ordre public des dispositions précitées s’appliquait uniquement dans les relations employeur / salarié, et non dans les relations entretenues entre un employeur et son client dans le cadre d’une prestation de services.

 

Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation affirme que les dispositions précitées sont d’ordre public sans aucune distinction concernant les parties auxquelles elles s’appliquent, et qu’il ne peut y être dérogé conventionnellement, avant de juger que la clause de transfert de la prise en charge des conséquences des responsabilités encourues au sein de l’usine conclue entre la société de sécurité, en sa qualité d’employeur des deux salariés intoxiqués, et la société propriétaire et exploitante de l’usine au sein de laquelle se sont produit les faits, est illicite.

 

Partant, la Cour de cassation décide qu’il n’y a pas lieu à renvoi et que dans un souci de bonne administration de la justice, il y a lieu de statuer au fond et de débouter la société propriétaire et exploitante de l’usine de ses demandes en garantie à l’encontre de l’employeur des salariés victimes de l’inhalation de produits toxiques.

 

Sur ce point, la position de la Cour de cassation est particulièrement cohérente avec le contenu de l’article L.482-4 alinéa 1er du code de la sécurité sociale qui précise sobrement que toute convention contraire au livre IV du code de la sécurité sociale est nulle de plein droit, sans aucunement limiter cette prohibition aux seuls rapports employeur / salarié.

 

C’est d’ailleurs cette prohibition qui a déjà conduit la Cour de cassation à juger, par le passé, qu’un salarié ne saurait être débouté de sa demande en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur au motif qu’il a conclu avec lui un accord relatif aux conséquences de l’accident du travail[4] ou qu’est sans effet le protocole d’accord selon lequel un salarié renonce à l’action engagée contre son employeur tendant à voir reconnaître la faute inexcusable de ce dernier, moyennant une indemnisation[5].

 

En substance, la Cour de cassation vient affirmer pour la première fois qu’un contrat de prestations de services ne peut faire porter la charge de l’indemnisation d’un évènement professionnel tel qu’un accident du travail exclusivement sur l’employeur de la victime.

 

En conclusion, il convient donc d’être particulièrement prudent dans la passation de conventions, en lien direct ou indirect avec un évènement professionnel tel qu’un accident du travail ou une maladie professionnelle, et au besoin de faire appel à votre conseil pour évaluer les risques et les implications inhérents à la contraction de tels engagements.

 

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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés répond à toutes vos questions sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et se tient à votre disposition pour échanger tant au titre de son activité de conseil que dans le cadre de contentieux en cours ou à venir.

 

 

Pour toute information, contactez Emmanuelle Sapène (sapene@pechenard.com), Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com) ou Charlotte Blanc Laussel (blanclaussel@pechenard.com)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] CA Toulouse, 7 juillet 2021, RG n° 19 /05294

[2] Cass. Civ. 2, 18 juin 1997, n° 95-17.145 ;

[3] Cass. Civ. 2, 5 novembre 1998, n° 97-10.848 ; Cass. Soc., 12 mars 1992, n° 88-17.163 ; Cass. ass. plén., 31 octobre 1991, n° 88-19.689 ; Cass. Civ. 2, 5 mai 1978, n° 76-14.564 ; Cass. Civ. 2, 10 février 1982, n° 81-40.495 ; Cass. Civ. 1, 9 juin 1993, n° 91-10.608

[4] Cass. soc., 17 novembre 1994, n° 92-15.841

[5] Cass. civ. 2, 1er juin 2011, n° 10-20.178