Prix des carburants et revente à perte : à perdre la raison

Par Fabien Honorat

C’est un des sujets les plus discutés ces derniers temps, face à la remontée du prix du baril de pétrole répercutée en temps réel sur les prix à la pompe, le gouvernement a décidé de suspendre pour un temps l’interdiction de revente à perte qui pèse sur les stations-services.

 

Le public a donc fait connaissance avec cette singularité du droit (seuls quelques pays disposent de ce mécanisme) : l’interdiction faite aux commerçants de revendre un produit en l’état à un prix inférieur à son prix d’achat effectif.  C’est la fameuse « revente à parte » interdite depuis une loi de finances rectificative portant maintien de la stabilité économique et financière du 2 juillet 1963.

 

Ce texte, modifié à de multiples reprises pour ajuster le fameux seuil de revente à perte via des mécanismes toujours plus complexes, se retrouve maintenant dans le code de commerce à l’article L.442-5.

 

Ce texte qui tenait en deux phrases en 1963 en compte maintenant 17, symbole à lui seul de la boulimie législative de nos parlementaires…mais c’est un autre sujet.

 

Or, ce mécanisme est contraire au droit européen.

 

Ce n’est pas moi qui le dis mais la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) par une décision déjà vieille de 10 ans !

 

Le 7 mars 2013 la CJUE avait à juger un conflit entre deux revendeurs d’appareils photos exerçant leur activité sur le territoire belge. L’un se plaignait que l’autre pratique des prix en dessous du seuil de revente à perte.

 

Or, la Belgique fait partie des quelques rares états avec la France à interdire la revente à perte.

 

L’article 101 de la loi belge du 6 avril 2010 sur les pratiques du commerce et la protection du consommateur disposait que « Il est interdit à toute entreprise d’offrir en vente ou de vendre des biens à perte. Est considérée comme une vente à perte, toute vente à un prix qui n’est pas au moins égal au prix auquel l’entreprise a acheté le bien… »

 

Or en 2013 la Cour Européenne a jugé que ce texte n’était pas conforme à la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs.

 

On rappellera que ce texte (dans sa dernière version) liste 35 pratiques commerciales par nature illicites, cette liste étant fermée. Il en résulte qu’un état européen ne peut pas dans son droit interne interdire d’autres pratiques commerciales que celles de la liste (la jurisprudence de la CJUE est constante sur ce point).

 

Pour juger que l’interdiction de revente à perte issue de la loi belge relevait bien du périmètre de la directive sur les pratiques commerciales déloyales, la CJUE avait relevé que, si ce texte pouvait être considéré comme ayant une incidence sur les relations entre les opérateurs économiques, il n’en demeurait pas moins qu’il avait pour objectif de protéger les consommateurs.

 

Pour la CJUE l’interdiction de revente à perte est bien une pratique commerciale. Or elle ne fait pas partie de la liste des pratiques interdites par la directive et donc un état ne peut l’interdire de facto, une telle disposition étant contraire au droit européen.

 

La Cour conclut de façon parfaitement claire sa démonstration «  la directive sur les pratiques commerciales déloyales doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une disposition nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit une interdiction générale d’offrir à la vente ou de vendre des biens à perte, pour autant que cette disposition poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs. »

 

D’ailleurs la Cour Européenne a persisté et signé pour faire déclarer illicite sur le même fondement et selon le même raisonnement la même disposition prévue par le droit espagnol en octobre 2017 (CJUE, 19 oct. 2017, aff. C-2953/16).

 

 

Quid pour la France ?

 

Une partie des commentateurs ont pu considérer que cette décision n’était pas transposable au droit français dans la mesure où l’interdiction de revente à perte insérée dans le code de commerce avait pour objectif principal de réguler la concurrence entre les opérateurs et in fine de protéger les petits commerçants vis-à-vis de la grande distribution.

 

C’est vrai et ce raisonnement a d’ailleurs été approuvé la Cour d’Appel de Douai et la Cour de Cassation (CA Douai, 31 mars 2016, no 15/02238, confirmé par Cass. com., 22 nov. 2017, no 16-18.028) « tant la place de [l’article L. 442-5 dans le code de commerce] que son contenu, et notamment son architecture, éclairent quant au but poursuivi par le législateur, à savoir la protection des opérateurs économiques. »

 

Toutefois pour les textes belge et espagnol également il avait été relevé par la CJUE qu’ils avaient un impact sur la concurrence entre les opérateurs.

 

Surtout les textes belge, espagnol et français sont identiques sur leur principe et il paraît intellectuellement biaisé d’appliquer deux règles différentes du fait d’une motivation distincte entre le législateur français d’une part et ceux belges et espagnoles d’autre part.

 

C’est d’ailleurs ce que pense également l’autorité de la concurrence française qui a pu écrire dans un avis que « si l’emplacement de l’article L. 442-2 (ancien article) dans le code de commerce dans la partie consacrée aux pratiques restrictives de concurrence atteste que cette interdiction a été mise en place pour protéger le commerce, il n’en reste pas moins que ce texte a une portée consumériste dès lors qu’il est censé protéger les consommateurs contre la technique potentiellement trompeuse du prix d’appel. » (Aut. conc., avis no 18-A-14, 23 nov. 2018, pt 23)

 

Cet avis était donné dans le cadre du vote de la loi EGAlim qui venait renforcer le seuil de revente à perte pour la revente des denrées alimentaires.

 

Il est donc assez cocasse (voire tout à fait schizophrène) que le gouvernement utilise maintenant la suspension de l’interdiction de revente à perte comme un outil de pratique commerciale visant à permettre aux distributeurs de pratiquer des prix cassés à la pompe.

 

Ceci ne fait que confirmer que l’interdiction de revente à perte porte en elle par nature une régulation des pratiques commerciales vis-à-vis des consommateurs puisqu’elle joue nécessairement sur le prix de vente des produits.

 

Le gouvernement vient donc ni plus ni moins de se conformer au droit communautaire en proposant de suspendre l’application de ce texte… Il était temps !

 

 

Pour toute information, contactez Fabien Honorat (honorat@pechenard.com)