Revirement majeur de jurisprudence s’agissant de la recevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale !

Par Julie De Oliveira et Sonia Laouer

Dans une décision du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché la question de la prise en compte par le juge civil de la preuve obtenue de manière déloyale par les parties (Cass ass. plen. 22 décembre 2023, n° 20-20.648).

 

Dorénavant, il est admis qu’une partie puisse, sous certaines conditions strictes, utiliser une preuve obtenue de manière déloyale afin de faire valoir ses droits.

 

Dans cette affaire, un salarié avait été mis à pied à titre conservatoire, puis licencié pour faute grave pour insubordination. Ce licenciement était fondé sur deux enregistrements audios obtenus par l’employeur à l’insu du salarié lors d’un entretien informel et de l’entretien préalable.

 

L’employeur saisissait la juridiction prud’homale aux fins notamment de condamnation du salarié à des dommages et intérêts pour non-exécution du préavis et en réparation du préjudice commercial. Le salarié pour sa part contestait le bien fondé de son licenciement et demandait la condamnation de la société à lui payer diverses sommes.

 

Les juges prud’homaux ont ainsi dû statuer sur la recevabilité et par conséquent de la valeur de la preuve émanant d’un enregistrement sonore obtenu à l’insu du salarié.

 

La Cour d’appel d’Orléans a écarté des débats ces éléments de preuve et les a déclarés irrecevables en raison du caractère clandestin de leur obtention conformément à la jurisprudence en vigueur à cette époque. Le licenciement a été jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse, faute de pièces justifiant de la matérialité et de la gravité des faits reprochés.

 

L’employeur, se fondant sur l’application du droit à la preuve, a formé un pourvoi en cassation. La chambre sociale de la Cour de cassation a décidé de renvoyer l’affaire devant l’assemblée plénière.

 

Cette dernière a censuré l’arrêt, renvoyant l’affaire devant la cour d’appel de Paris considérant que les juges du fond auraient dû procéder à un contrôle de proportionnalité.

 

Cette décision du 22 décembre 2023 est l’occasion de rappeler le régime antérieur consacrant le principe de la loyauté de la preuve et son déclin à l’aune de la jurisprudence européenne (i) d’expliquer les nouvelles conditions permettant la recevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale (ii) et d’évoquer les mesures qui pourraient être mises en place par l’employeur compte tenu des dérives qui pourraient naitre de l’application de ce nouveau régime (iii).

 

(i) Du régime antérieur de l’irrecevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale et son déclin à l’aune de la jurisprudence européenne…

 

Pour mémoire, avant la décision du 22 décembre 2023, la preuve obtenue de manière déloyale ne pouvait pas être prise en compte par les juges (hormis en matière pénale).

 

L’assemblée plénière de la Cour de cassation avait érigé en principe inflexible la loyauté de la preuve en écartant des débats de manière systématique la preuve obtenue de manière déloyale car recueillie à l’insu d’une partie ou au moyen d’une manœuvre ou d’un stratagème (Cass ass. plen. 7 janvier 2011, n° 09-14.316).

 

L’immuabilité de ce principe a été remis en cause quelques années plus tard, sous l’influence des principes et de la jurisprudence dégagés par la Cour Européenne des droits de l’homme.

 

La chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi consacré, en matière civile, un droit à la preuve permettant de déclarer recevable une preuve illicite si sa production était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte portée était strictement proportionnée au but poursuivi (Cass. soc. 25 novembre 2020, n° 17-19.523).

 

L’assemblée plénière, dans la décision commentée du 22 décembre 2023, a décidé de transposer le régime de la preuve obtenue de manière illicite au régime de la preuve obtenue de manière déloyale tant la distinction entre les notions de déloyauté et d’illicéité est mince.

 

(ii) … A la recevabilité, sous conditions, de la preuve obtenue de manière déloyale

 

Désormais, le juge doit apprécier si la preuve obtenue de manière déloyale porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit de la preuve et les droits antinomiques en présence.

 

Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits uniquement sous les conditions cumulatives suivantes :

 

  • Cette production doit être indispensable à l’exercice du droit de la preuve, autrement dit, le juge doit répondre à la question de savoir si d’autres modes de preuve auraient permis à la partie de soutenir ses prétentions autrement que par la production d’une preuve obtenue de manière déloyale.
  • L’atteinte doit être strictement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire, sans causer d’atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse (dont la vie privée).

 

Il incombe donc désormais au juge de procéder à un véritable contrôle de proportionnalité lorsqu’une partie se prévaut d’un élément de preuve obtenu de manière déloyale, dans un souci de conciliation du droit de la preuve et du principe de loyauté dans l’administration de la preuve.

 

La cour d’appel de Paris (cour de renvoi) statuera sur l’affaire, objet de l’arrêt du 22 décembre 2023, selon cette nouvelle méthodologie.

 

(iii) Les mesures à mettre en place face aux dérives éventuelles engendrées par ce nouveau régime de preuve

 

Ce nouveau régime d’admission de la preuve déloyale, même s’il est soumis à des conditions strictes de recevabilité et qu’il peut permettre d’établir des griefs parfois difficiles à établir, est susceptible de générer des dérives et des abus au détriment de l’employeur.

 

On pense notamment à l’utilisation de certains outils de communication (téléphones, chat, réseaux sociaux) à l’insu de l’employeur.

 

Certaines mesures à mettre en place pourraient consister à :

 

  • Former les encadrants/responsables hiérarchiques, à la tenue des entretiens préalables, informels ou autres (évaluation annuelle, entretien professionnel par ex) revêtant une importance considérable dans la relation de travail ; leur apprendre à gérer les échanges sur le fond et sur la forme en les sensibilisant notamment sur les propos prohibés ou les formulations à privilégier, ainsi que les risques encourus.

 

  • Restreindre, voire interdire, l’usage du téléphone portable lors des entretiens précités (en particulier lors des entretiens préalables pouvant aller jusqu’au licenciement) afin de préserver la confidentialité des échanges et la confiance entre les parties (le salarié ayant la faculté d’être assisté dans le cadre des procédures disciplinaires).

 

  • Plus globalement, accompagner managers et salariés dans la communication en entreprise, pour un dialogue social serein et de qualité (accompagnement par le service RH ou par un cabinet externe, via des points individuels, des réunions collectives, des ateliers pratiques, des sessions de coaching).

 

Ces mesures permettraient de limiter les propos tenus n’entrant pas dans le cadre classique de la tenue des entretiens et éviterait la production d’enregistrements clandestins dans le cadre de procédures contentieuses contre l’employeur.

 

 

Cass ass. plen. 22 décembre 2023 n° 20-20648.

 

 

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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés vous accompagne dans tous les types de contentieux de droit du travail, devant le conseil de prud’hommes et devant la cour d’appel dans lesquels cette problématique du régime de la preuve peut se poser. Il vous assiste aussi dans la phase précontentieuse de vos dossiers, notamment pour vous aider à apprécier la valeur des pièces retenues contre un salarié dans le cadre d’une procédure disciplinaire.

 

 

 

Pour toute information, contactez Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com).