RGPD et preuve de la discrimination syndicale : la Cour de cassation donne son mode d’emploi

Par Julie De Oliveira et Emilie Jouette

Depuis quelques années, la Cour de cassation ne cesse d’apporter des précisions sur le droit à la preuve en matière sociale. Nous vous renvoyons, à cet égard, à la lecture de nos articles dédiés aux enregistrements audios réalisés à l’insu de l’employeur et à l’utilisation des images de vidéosurveillance dans le cadre d’un procès (Employeurs, la vidéosurveillance offre des éléments de preuve à manier avec prudence !)

 

La Haute juridiction a récemment eu à se prononcer sur la licéité de la communication de bulletins de paye de salariés tiers au procès, ordonnée par le juge prud’hommal dans le cadre d’un litige relatif à une discrimination syndicale, au regard du RGPD ; et a, à cette occasion, détaillé un véritable mode d’emploi afin de concilier droit à la preuve et obligations découlant du RGPD.

 

La question se posait alors que les dispositions de l’article L. 1134-1 du Code du travail prévoient un aménagement de la preuve en matière de discrimination, syndicale ou non.

 

Pour rappel, lorsqu’un salarié invoque une discrimination à son égard, il lui appartient de présenter au juge des éléments de fait susceptibles de laisser supposer l’existence de cette discrimination. Il incombe ensuite à l’employeur de démontrer que la décision litigieuse est justifiée par des raisons objectives et dénuée de toute origine discriminatoire.

 

Les employeurs peuvent ainsi légitimement s’interroger sur la licéité de la production de documents comportant des données à caractère personnel de salariés tiers au litige, sollicitée dans le cadre d’un contentieux pour discrimination.

 

En effet, depuis le 25 mai 2018, le Règlement Général de Protection des Données, communément appelé le RGPD, est un texte règlementaire européen qui encadre le traitement des données. Il a vocation à s’appliquer par toute structure qui collecte et/ou traite des données à caractère personnel, ce qui est le cas des entreprises employant des salariés.

 

La Cour de cassation a répondu à cette interrogation par un arrêt du 3 octobre 2024, publié au Bulletin (Civ. 2e, 3 octobre 2024, 21-20.979).

 

Dans cette décision, la deuxième chambre civile a suivi l’avis rendu par la chambre sociale le 24 avril précédent (n°21-20.979), et a ainsi jugé que :

 

  • Le traitement des documents comportant des données personnelles, communiqués par l’employeur sur ordonnance du juge, tels que les bulletins de paie de salariés tiers au litige relatif à une discrimination syndicale, à titre de preuve, « répond aux exigences de licéité » au sens des articles 6 et 23 du RGPD ;

 

  • Les parties au litige sont soumises aux obligations découlant du RGPD, de sorte que le juge doit veiller au respect du principe de proportionnalité et à celui de la minimisation des données, prescrits à l’article 5, $1, c) du règlement.

 

La Cour de cassation rappelle tout d’abord que, conformément au point 4 du préambule du RGPD, « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu » et qu’il « doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité ».

 

La Haute juridiction développe ainsi une sorte de « mode d’emploi » à l’égard du juge, à qui il appartient, lorsqu’il est saisi d’une demande de communication de documents contenant des données à caractère personnel dans le but de prouver la discrimination alléguée de :

 

* Rechercher si la production des pièces sollicitées est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et de veiller au respect du principe de proportionnalité quant à l’atteinte à la vie personnelle d’autres salariés.

 

La communication des pièces contenant des données personnelles de salariés tiers, tels que les bulletins de paie, doit en effet être indispensable au droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, qui est celui de permettre au requérant de tenter de démontrer l’existence d’une discrimination.

 

Remarque : En clair, la communication de documents contenant des données à caractère personnel de salariés tiers à l’instance ne pourra être ordonnée que si elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve du salarié demandeur et que si c’est le seul moyen de prouver la discrimination alléguée. Cela peut être le cas d’un salarié prétendant être victime d’une inégalité de traitement salarial par rapport à des collègues identifiés, en raison de son mandat syndical, de son origine ou de son sexe par exemple.

 

* Cantonner le périmètre de la production des pièces sollicitées. Le juge est invité à le faire d’office, c’est-à-dire, même en l’absence de demande de l’employeur visé par la demande.

 

* Veiller au principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant à l’employeur, là encore même d’office, d’occulter les données personnelles des salariés de comparaison qui ne sont pas indispensables à l’exercice du droit à la preuve.

 

Remarque : Si la communication de bulletins de paie de salariés tiers est ordonnée afin de comparer leur niveau de rémunération et/ou de leur classification par rapport au demandeur, il conviendra, le cas échéant, d’anonymiser ces documents et d’occulter toutes les informations personnelles, telles que l’adresse, le n° de sécurité sociale, les dates d’arrêts maladie et de congés payés, ou encore, le relevé d’identité bancaire qui figure au bas du bulletin de paie.

 

En synthèse, il y a lieu de biffer toutes les informations qui ne sont pas strictement nécessaires à la comparaison entre la situation du salarié qui invoque une discrimination et celle de salariés placés dans une situation comparable.

 

*Faire injonction aux parties de n’utiliser les données personnelles ainsi communiquées des salariés de comparaison qu’aux seules fins de l’action en discrimination.

 

En d’autres termes, l’utilisation des données à caractère personnel contenues dans les documents produits est strictement limitée au litige pendant.

 

Remarque : Ce dernier point soulève la question de savoir comment, en pratique, l’employeur peut-il s’assurer du respect de cette consigne ?

 

La société pourrait-elle voir sa responsabilité mise en cause en cas de « fuite » de ces données personnelles d’autres salariés, notamment au regard du RGPD ?

 

A cet égard, nous ne pouvons que recommander aux employeurs de s’assurer, avant la communication des documents sollicités, tels que les bulletins de paye par exemple, de masquer toutes les mentions personnelles, afin de limiter la diffusion des données à caractère personnel des salariés de l’entreprise, tiers à l’instance.

 

Dans l’arrêt du 3 octobre 2024, la Haute juridiction a retoqué la cour d’appel car le juge, qui avait ordonné la communication des historiques de carrière et des bulletins de paie de neuf salariés expressément nommés, n’avait pas fait injonction aux parties de n’utiliser les données contenues dans lesdits documents qu’aux seules fins de l’action en discrimination.

 

La Cour de cassation a estimé que la cour d’appel avait ainsi manqué au principe de minimisation des données précédemment évoqué.

 

Cette solution rendue par la deuxième chambre civile s’inscrit en réalité dans la droite ligne de la jurisprudence peu à peu établie par la chambre sociale en matière de droit à la preuve.

 

Dans un arrêt du 12 juillet 2022 inédit (Cass. soc. 12 juillet 2022, n°21-14.313), alors que la cour d’appel avait rejeté la demande de communication de pièces à la salariée invoquant une atteinte au principe d’égalité de traitement compte tenu, notamment, de l’atteinte disproportionnée à la vie privée des salariés et au secret des affaires que les mesures sollicitées entraineraient, la chambre sociale de la Cour de cassation a estimé qu’il appartenait au juge du fond, saisi d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (avant tout procès) :

 

  • de rechercher si cette demande était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de l’inégalité de traitement alléguée et proportionnée au but recherché,
  • et de vérifier si les éléments sollicités qui seraient de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, constituaient des mesures indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi,
  • en cantonnant, au besoin, le périmètre de production des pièces revendiquées.

 

Plus récemment, par un arrêt du 8 mars 2023, cette fois-ci publié au Bulletin (Cass. Soc. 8 mars 2023, n°21-12.492), la Cour de cassation a repris son développement et a ainsi confirmé sa position.

 

La Haute juridiction, dans cette espèce, a rejeté le pourvoi formé par l’employeur, dès lors que la cour d’appel avait procédé à cette recherche de proportionnalité entre l’atteinte à la vie privée de salariés tiers au litige et le but poursuivi, à savoir la défense des intérêts légitimes de la salariée à l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes dans l’emploi et que cette atteinte était indispensable à l’exercice du droit à la preuve.

 

C’est aussi le sens de l’avis rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 24 avril 2024 (n°21-20.979).

 

En synthèse : les salariés sont donc fondés à solliciter la communication de pièces comportant des données à caractère personnel d’autres salariés tiers au litige, tels que des bulletins de paie, dès lors qu’ils démontrent que cette production est indispensable au droit à la preuve et que l’atteinte à la vie privée est proportionnée au but poursuivi, cette solution ne valant que lorsqu’il n’existe pas d’autres moyens de prouver la discrimination.

 

Le juge, de son côté, doit limiter la production de documents strictement nécessaires à la démonstration de la discrimination alléguée par le salarié, d’enjoindre à l’employeur d’occulter les données à caractère personnel qui ne sont pas nécessaires à l’exercice du droit à la preuve et de limiter l’utilisation des données personnelles à l’instance pendante uniquement.

 

La position adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 3 octobre 2024 rendue en matière de discrimination syndicale peut être transposée à d’autres problématiques, telles que l’égalité de traitement, l’inégalité salariale ou encore la discrimination pour un autre motif prohibé par l’article L. 1132-1 du Code du travail (comme le sexe, l’origine ou le handicap).

 

La portée de cette décision ne semble pas non plus limitée à la production de bulletins de paie d’autres salariés, mais pourrait trouver application à tout autre document qui serait nécessaire à l’exercice du droit à la preuve, tel qu’un contrat de travail ou un compte-rendu d’entretien d’évaluation.

 

A charge pour l’employeur de rapporter la preuve contraire ou de démontrer que l’atteinte à la vie personnelle des salariés tiers au litige n’est pas proportionnée au but poursuivi.

 

Mais cette démonstration pourra s’avérer difficile à établir compte tenu du mode d’emploi développé par la Cour de cassation qui prévoit des garde-fous à l’atteinte aux données à caractère personnel.

 

 

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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés répond à toutes vos questions sur les problématiques de discrimination, dans le cadre de contentieux, mais vous assiste également en conseil aussi bien sur le fond que sur le terrain probatoire.

 

 

Pour toute information, contactez Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com).