A l’ère où les salariés sont à la recherche d’un équilibre vie professionnelle / vie privée plus marqué, on remarque que les frontières entre ces deux notions sont redessinées en raison de l’arrivée de nouveaux modes d’organisation du travail (le dernier en date étant le télétravail).
La Cour de cassation, depuis plusieurs décennies, va plus loin et consacre la notion de vie personnelle du salarié, notion plus large à distinguer de celle de la vie privée.
La notion de vie personnelle a été dégagée par la Haute Cour dans un arrêt Cass. soc. du 14 mai 1997 (n°94-45.473), à propos d’un salarié surveillant d’immeuble, en arrêt maladie, lui-même locataire de la résidence au sein de laquelle il réalise ses fonctions, se retrouvait pris dans une querelle avec une autre locataire pour un problème de voisinage. La Cour avait retenu que le motif du licenciement « était tiré de la vie personnelle du salarié sans toutefois relever de l’intimité de sa vie privée », ce qui a pour conséquence non pas la nullité du licenciement comme c’est le cas en cas de violation de la vie privée, mais l’absence de cause réelle et sérieuse.
Dans la décision commentée du 22 janvier 2025 (n°23-10.888), la Cour rappelle qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail. Mais également qu’un trouble objectif dans le fonctionnement de l’entreprise résultant d’un fait tiré de la vie personnelle d’un salarié ne permet pas en lui-même de prononcer une sanction disciplinaire à l’encontre de celui par lequel il est survenu.
Dans cette affaire, une salariée lors d’une croisière en Floride organisée sur 5 jours par son employeur afin de récompenser les salariés lauréats d’un concours interne à l’entreprise, a fumé le narguilé dans la cabine qu’elle partageait avec une collègue enceinte et a obstrué le détecteur de fumée. A la suite de cet incident, elle fut rapatriée un jour avant la fin du voyage et licenciée un mois plus tard, son employeur lui reprochant d’avoir bafoué les règles de sécurité applicables à bord du bateau. La salariée a contesté son licenciement devant la juridiction prud’homale.
Les juges étaient donc amenés à trancher la problématique suivante : L’employeur pouvait-il licencier la salariée en motivant sa décision par un fait tiré de sa vie personnelle ?
En l’espèce, l’employeur a cru qu’en raison du cadre dans lequel la salariée se trouvait (à savoir un voyage organisé par l’entreprise), de l’existence d’obligations auxquelles elle est soumise en raison de son contrat de travail (obligation pour le travailleur de prendre soin de sa santé ainsi que de celle des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail) et du comportement de la salariée compte tenu de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, un trouble caractérisé au sein de cette dernière, pouvait se déduire, non pas du fonctionnement de l’entreprise mais des frais exposés par l’employeur et du fait du comportement de la salariée portant atteinte à l’image de la société et justifier le licenciement de celle-ci.
La chambre sociale de la Cour de cassation n’a pas suivi le raisonnement de l’employeur et a retenu qu’était sans cause réelle et sérieuse le licenciement disciplinaire notifié à cette salariée pour des faits commis au cours d’un voyage organisé par la Direction à titre de récompense, mais s’étant déroulé hors du temps et de lieu de travail. La salariée ne se trouvait soumise à aucun lien de subordination, ni à aucune règle en vigueur au sein de l’entreprise.
La Cour a ainsi retenu que ces faits relevaient de la vie personnelle de la salariée et ne pouvaient constituer un manquement aux obligations découlant de son contrat de travail, sans qu’il soit nécessaire de chercher à savoir si ces faits avaient créé un trouble manifeste au sein de l’entreprise.
La jurisprudence constante en la matière retient ainsi que les agissements du salarié dans le cadre de sa vie personnelle ne peuvent motiver un licenciement.
Il existe plusieurs illustrations jurisprudentielles en la matière (Cass. soc. 26 septembre 2001, n°99-43.636 ; Cass. soc. 19 décembre 2007, n°06-41.731). Ce principe repose sur une raison simple : le salarié peut se prévaloir du respect de sa vie privée comme le garantit l’article 9 du code civil énonçant que « chacun a droit au respect de sa vie privée » ou encore invoquer l’article 8 de convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme en vertu duquel « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
A contrario, la Cour de cassation a validé le licenciement prononcé par l’employeur lorsqu’un salarié appartenant au personnel critique pour la sécurité a consommé des drogues dures pendant des escales entre deux vols et se trouvant sous l’influence de produits stupéfiants pendant l’exercice de ses fonctions (Cass. Soc. 27 mars 2012 n°10-19.915). Également lorsqu’un salarié a été agressif, menaçant et insultants envers ses collègues ou ses supérieurs hiérarchiques pendant un voyage d’agrément organisé par l’employeur, et ce, même si le voyage s’était déroulé en dehors du temps et du lieu de travail du salarié, dès lors que les manquements du salarié se rattachaient à la vie de l’entreprise (Cass. Soc. 8 octobre 2014 n°13-16.793).
La Haute Cour nous livre plusieurs éléments de raisonnement afin de déterminer si un fait issu de la vie personnelle du salarié peut fonder un licenciement pour cause réelle et sérieuse :
- Un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ou que le motif peut être rattaché à la vie professionnelle du salarié,
- L’existence d’un trouble caractérisé causé au fonctionnement de l’entreprise influant de façon majeure sur celui-ci. (Ce trouble peut être retenu en cas d’atteinte portée à l’image de l’employeur par le comportement litigieux du salarié),
- La prise en compte de la nature des fonctions occupées par le salarié et de la finalité propre de l’entreprise (Soc. 17 avril 1991 n°90-42.636).
La décision du 22 janvier 2025 illustre bien la volonté de la chambre sociale de protéger la vie privée des salariés et ce quand bien même les faits reprochés sont survenus au cours d’un évènement organisé et financé par l’employeur. Cela s’inscrit dans la continuité d’un autre arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 29 mai 2024 (n°22-14.779).
Dans cette espèce, un salarié avait été licencié pour faute grave, pour des agissements de prosélytisme politique vis-à-vis de ses subordonnés dans un cadre non dépourvu de tout lien avec la vie de l’entreprise. La cour a rappelé qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut en principe justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail :
« La cour a constaté, d’une part que le salarié ne prétendait pas que les documents lui auraient été remis dans l’enceinte de l’entreprise, et d’autre part, que la remise du programme politique à l’une de ses collègues était intervenue à l’issue d’une remise de trophées de l’entreprise à laquelle tous deux participaient, en dehors du temps et du lieu de travail ».
Le pourvoi de l’employeur a été rejeté au motif que « ces faits tirés de la vie privée du salarié, libre d’exercer ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques, ne pouvant constituer un manquement aux obligations découlant du contrat de travail, le licenciement prononcé pour motif disciplinaire n’était pas justifié ».
Les faits relevant de la vie privée doivent donc être maniés avec prudence et réflexion par tout employeur qui envisage de sanctionner ou de licencier un salarié sur ce motif.
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